[Côte d’Ivoire Grande-Enquête] La justice ivoirienne va mal : la détention préventive ‘’pénible et insupportable’’ (1ère partie) #injustice

[Côte d’Ivoire Grande-Enquête] La justice ivoirienne va mal : la détention préventive ‘’pénible et insupportable’’ (1ère partie) #injustice

-Des morts sur la conscience à vie

Les militants du Front populaire ivoirien (FPI), parti créé par Laurent Gbagbo les appellent ‘’des détenus politiques ou pro-Gbagbo’’. Le sommet de l’État de Côte d’Ivoire les nomme ‘’détenus de droit commun’’. Que ce soit telle dénomination ou l’autre, cette guerre de mots cache mal la honteuse et cynique réalité, la violation flagrante par l’appareil judiciaire des dispositions légales relatives à la détention préventive des centaines de prisonniers.

La liste des détenus de droit commun….

Le sergent-chef Joseph Séry, ancien sapeur-pompier militaire, décédé le dimanche 14 juin 2017 à la clinique Danga, poursuivi ‘’pour disparition de cadavres’’ dans le cadre du procès des disparus de l’hôtel Novotel, fait partie de ce lot de plus de 300 premiers prisonniers de droit commun de la crise post-électorale dont la majorité s’est retrouvée, depuis 2011, à la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan (Maca).

En janvier 2015, il recouvre la liberté avant de retourner en prison vers la fin de l’année 2016, dans le cadre du même procès. Au terme du jugement, il est blanchi et ‘’mis en liberté définitive’’ en avril 2017. Celui dont les derniers instants de la vie rimaient avec l’univers carcéral, allait rendre l’âme deux mois plus tard, après sa libération le 14 juin 2017.

Dans le même ordre, l’histoire de l’ex-sous-préfet de Gabiadji, dans le département de San-Pedro (sud-ouest de la Côte d’Ivoire), reste édifiante. Aimé Kaphet Gnako, arrêté le 24 août 2012 pour ‘’atteinte à la sûreté de l’État’’, ne comparaîtra devant le tribunal que le 24 décembre 2015. Après plus de trois années de détention préventive, Kaphet Gnako Aimé ne passera que 9 mois ‘’de liberté provisoire’’ avant de tirer sa révérence en octobre 2016.

…en Côte d’Ivoire et ailleurs dans le monde

Le témoignage du concerné, le samedi 23 avril 2016, dans les colonnes du journal ‘’Notre Voie’’, suite à une invitation de l’Observatoire Ivoirien des Droits de l’Homme (OIDH), à la Fondation Friedrich Neumann à Cocody, résume bien les difficultés liées à la détention préventive : « La vie en prison est une vie de non droit. Je suis un témoin vivant puisque j’en ai été victime. De là où je viens, il y a encore des gens. Il ne faut pas les maintenir longtemps dans les liens de la détention. Car on obtient plus de résultats néfastes que ce qu’on recherche. J’étais sous traitement médical quand on m’arrêtait. À la Maca, je ne suivais plus mon traitement. Je suis donc devenu hypertendu en prison et maintenant je suis diabétique.»

En tenant ces propos qui entrent dans l’histoire des archives de la justice ivoirienne, le désormais ex-sous-préfet de Gabiadji était loin de s’imaginer que sa détention prolongée, sans jugement, allait l’emporter à jamais en octobre 2016.

« Des otages », selon Assoa Adou. « Ces détenus que moi, j’appellerais otages, sont dans une situation critique. Beaucoup d’entre eux ont été arrêtés, soit chez eux, soit chez leurs parents, dans leur famille, sans même savoir pourquoi on les arrête. Et, pour certains, cela fait deux ans et demi, voire trois ans qu’ils sont enfermés sans inculpation.

Deuxième situation dramatique, ils sont là-bas, et ce sont leurs familles, ce sont leurs parents qui doivent les nourrir. Troisième situation dramatique, ce sont leurs parents, leurs amis ou des bienfaiteurs qui doivent les soigner, donc la situation est vraiment dramatique » dénonçait M. Assoa Adou, l’ancien-directeur de campagne de Laurent Gbagbo, lors d’une conférence de presse le 25 décembre 2014 à Abidjan.

Trois ans après, le rapport établi et rendu public le 29 juillet 2017 par M. Michel Gbagbo, secrétaire national chargé des prisonniers politiques et de la politique pénitentiaire du FPI, présente une situation peu reluisante. En effet, sur un total de 213 prisonniers de la crise post-électorale, 152 prévenus dont 143 restent dans les prisons de Côte d’Ivoire et 7 au Liberia dans la prison de Sun Down Beach. Si on ajoute à la liste l’ancien-président Laurent Gbagbo et son ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé détenus à CPI, le nombre de ces prisonniers hors de la Côte d’Ivoire passe de 7 à 9 personnes. Sur ce nombre pléthorique, seulement 61 prévenus ont été jugés et condamnés. (Voir tableau récapitulatif et détaillé du secrétariat national chargé des prisonniers politiques et de la politique pénitentiaire du FPI).

Dans une lettre ouverte datée du 29 juillet 2017, Michel Gbagbo, qualifiait les conditions carcérales de ‘’pénibles et insupportables’’.

En dépit de l’article 137 du code de procédure pénale qui stipule que ‘’la liberté est de droit, la détention est une exceptionnelle’’, l’inobservation des délais impératifs pour les inculpations des personnes est non seulement arbitraire, illégale, mais constitue aussi une grave atteinte aux droits de la personne.

Des conditions carcérales toujours ‘’pénibles et insupportables’’.  Au sujet de la situation de détention des détenus, Nathalie Kouakou, présidente de la section ivoirienne d’Amnesty International, dans une interview accordée le mardi 29 novembre 2016, à la radio Ici.radio-canada, parlait de ‘’justice de vainqueurs’’ et de ‘’torture des prisonniers’’. « Ils peuvent passer 24 heures dans la chambre froide. Après, on les met en plein soleil. C’est cette forme de torture à laquelle ils sont soumis. Ils ne mangent pas. Bon… parce qu’il faut des aveux », soutenait-elle.

Plus de cinq ans après la crise post-électorale, les conditions carcérales des détenus demeurent toujours ‘’pénibles et insupportables’’. « Leur état de santé se dégrade de jour en jour et les pathologies liées à leurs conditions précaires de détention prolongée prennent des proportions inquiétantes, allant de simples pathologies courantes, aiguës aux pathologies chroniques, voire malignes, comme l’illustre l’exemple d’un détenu interné au CHU de Treichville au service de cancérologie depuis avril 2017 », indique Michel Gbagbo dans la lettre ouverte.

La liste des morts

Comme conséquences de ces conditions inhumaines, on dénombre neuf cas de décès dont sept en prison; le dernier en date est celui de Tondet Bonfils, décédé le 29 juin 2017 à 9 h 4 min dans l’enceinte de la Maca. Il y était détenu depuis le 5 août 2012. Cet ancien élément de la Marine marchande était accusé d’ « avoir commis des exactions sur les populations de Yopougon-Lokoua pendant la crise postélectorale et assassiné des individus au domicile de Yao Kouamé, commandant de la gendarmerie, capitaine au moment des faits ». Quant aux deux autres, ils sont décédés après leur libération. (Voir tableau)

Pour sa part, Mlle Désirée Douati, présidente de l’Association des Femmes et Familles des Détenus d’Opinion de Côte d’Ivoire (Affdo-ci), s’inquiète de l’état de santé de certains pénitenciers qui, même libérés, passent de vie à trépas. « Même après leur libération provisoire, environ quatre anciens détenus ont rendu l’âme. L’exemple du sergent-chef Séry Joseph, décédé le dimanche 11 juin 2017, à 5 h du matin des suites d’un accident vasculaire cérébral (AVC)  est édifiant», révèle-t-elle.

Maltraités, torturés et abandonnés sans soins, plusieurs prisonniers politiques sont morts dans nos prisons, notamment à la Maca. Certains sont décédés quelques semaines seulement après leur libération.

« En France, aux États-Unis et même à La Haye, des procès peuvent durer 10 ou 15 ans », selon Alassane Ouattara. Dans un entretien accordé à la radio Ici.radio-canada, le mardi 29 novembre 2016, concernant la longue durée de détention préventive, Alassane Ouattara le président ivoirien, par ailleurs chef de la Magistrature suprême, a d’abord affirmé: « La justice est indépendante en Côte d’Ivoire, avant d’aborder le sujet en ces termes, je signale que la justice a son rythme. En France, aux États-Unis et même à La Haye, des procès peuvent durer 10 ou 15 ans

À la Commission nationale des Droits de l’homme en Côte d’Ivoire (Cndhci), le chef du département des Droits civils et politiques, Stéphane Ouri Gbalé, reconnaît qu’en Côte d’Ivoire, il existe un problème de détention préventive qui ‘’est parfois très longue’’. Une situation qui, selon lui, n’est pas forcément liée à la crise post-électorale.

Cependant, explique-t-il, il y a des détenus qui étaient en prison avant la période de la crise post-électorale qui, en fonction des cas, en fonction de leur situation, sont soit entendus, soit toujours en cabinet ou n’ont pas du tout de dossiers. « Il peut arriver qu’il y ait des problèmes de ce genre. Ça c’est vrai, il y a certes, plusieurs cas parmi ces détenus, mais c’est un fait lié aux assises qui ne se tenaient pas », s’est justifié Stéphane Ouri Gbalé. Il ajoute par ailleurs que la Cndhci veille au respect des droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus par les lois et conventions sur toute l’étendue du territoire national. « La Cndhci est représentée dans les trente-une régions de la Côte d’Ivoire, et rend visite régulièrement tous les deux mois à tous les détenus», a indiqué notre interlocuteur.

Sériba Koné

Encadré

Une justice sinistrée

 En Côte d’Ivoire, toutes les institutions ont un siège, excepté la Cour suprême. Dans le pays d’Houphouët-Boigny, il n’existe qu’un secrétariat général de la Cour suprême. Aux États-Unis, par exemple, la Cour suprême, c’est le ‘’Capitole’’.

Pour une justice fiable, qui inspire confiance au peuple, aux étrangers et aux investisseurs, il est nécessaire de la doter en moyens conséquents. Il y a une véritable politique à mettre en œuvre (depuis le profil des juges jusqu’aux instruments qu’ils peuvent utiliser pour travailler). « Il n’y a pas de moyens pour réguler nos conflits, raison pour laquelle on s’entretue. Nous ne créons pas une société dans laquelle nous nous donnons les moyens de régler nos conflits. Chacun veut être à la fois juge et partie », nous confiait un magistrat au cours de notre enquête.

À la vérité, les juges ont besoin de formation continue, de sorte à accomplir leurs tâches dans des conditions optimales. Mais, tant que l’économie générale de la carrière d’un juge n’est pas privilégiée avant de lui confier des responsabilités, dans un tribunal comme celui du Plateau, on se retrouvera toujours dans une situation pénible, insupportable. Conséquence : les déconvenues liées au surpeuplement des maisons d’arrêt et de correction (MAC), avec son corollaire de malades et de morts, seront le quotidien des parents et amis des détenus.

Sériba K.

kone.seriba67@gmail.com

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