-Attention à la gastro-politique!!!
Le sujet humain voire l’être-au-monde porte en lui une propension qui tend vers le monde et l’ennui ou l’impatience qu’il éprouve devant l’inexistence de la réalité ou la réalité de l’inexistence provoque en lui une frayeur qui le plonge souvent dans les profondeurs des contraires de la modernité. On a coutume, du moins chez les philosophes, d’associer le mot modernité au courant européen enraciné dans le réalisme qui, dès le début du XVIè siècle, puis avec Descartes et Kant et jusqu’au positivisme logique, tient que le réel est nécessairement unique, métaphysiquement parlant, tandis que, du point de vue épistémologique, la vérité ne peut être qu’universelle – et le chemin qui y mène unique.
Et cette vérité, nous la devons aux uns et aux autres, nous devons la tenir, à tue-tête, à toutes et à tous. Devant la fièvre des appétits naissants, souvent maladroitement bruyants et des appétits largement nourris qui semblent avoir du mal à décrocher car tentés par la gourmandise, il nous faut retrouver la plus haute conscience de soi et cela relève de la manifestation de la plus haute liberté de la citoyenneté que chacun incarne. On ne peut s’estimer le protégé du chef d’une cour, habiter l’une de ses dépendances et lorgner activement la pièce principale de la demeure, tout en sachant qu’il ne fait pas encore ses cartons. Alors soit on quitte la cour pour conquérir la pièce principale soit on change de posture. Le gouvernant de la cour, qui fait office de collaborateur essentiel du chef de la cour, ne pourra pas non plus prospérer longtemps dans un jeu de combines de ghetto. Soit il dévoile ses ambitions concernant la pièce principale de la cour soit il assume sa mission de gouvernant de la cour dans une loyauté vis-à-vis de tous les membres de la cour. Quant au chef de la cour, conscient des appétits des membres influents de sa cour, s’il veut faire l’histoire, qu’il sache la lire dé-passionnellement, sans favoritisme nocif et surtout sans une gourmandise gastrique. C’est une question de bon sens. Tous les appétits ne sont pas digestibles. Certains constipent à certaines heures. Attention donc à la gastro-politique! Bien plus qu’une simple détermination spatiale s’épuisant dans l’extension cartésienne, il s’agit là d’un credo.
Les options de la vie ne doivent plus être amorties et les occasions de la pensée ne doivent pas non plus être voilées. Chacun sait, à part les fous du ring public et ceux des officines mortifiées et mortuaires des organisations politiques, que la Côte d’Ivoire et l’Afrique comme elles vont, est inacceptable.
Le bon sens est la chose la mieux partagée face aux crises
Les moments de crises comme ceux que nous connaissons ça et là dans le monde sont propices pour tenter de faire évoluer les mentalités. Car les crises soulignent nos limites qui, en l’occurrence, ne sont pas seulement et prioritairement des limites économiques, financières et sociales, mais des limites éducatives, intellectuelles, morales, éthiques, spirituelles et politiques. Et la solution peut venir du bon sens car le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, disait Descartes. Oui, il nous faut réhabiliter le bon sens par la fraternité dans une sphère politique démocratisée et le proposer comme une catégorie politique à part entière.
Le bon sens, par la fraternité et la démocratie, fait signe vers une société réellement égalitaire : égalité de droit et surtout de fait, au nom de « l’éminente dignité » de chaque être humain quel qu’il soit. Une société fraternelle est une société où les privilèges sont dissous. On pourrait définir la fraternité comme le souci de l’autre, de tout autre que soi, comme une attention inconditionnelle portée à chacun. À la différence de la solidarité politique qui est souvent abstraite, distante, ponctuelle et partielle, la fraternité se pratique dans le contact, dans une relation à hauteur du visage de l’autre. Elle reconnaît chaque personne comme différente et semblable. Différente parce que chacun est unique et semblable parce que chacun a vocation à être mon frère en humanité, frère d’une unique famille humaine. Par ailleurs, la fraternité enrichit la liberté et l’égalité. En effet, contrairement à la liberté libérale, la liberté fraternelle se sent responsable de la liberté de l’autre. Je ne suis pas vraiment libre si l’autre n’est pas libre aussi. Sans la fraternité, la liberté reste un droit à exploiter et à dominer les autres. De la même façon, l’égalité en l’absence de la fraternité fait le lit de la bureaucratie voire du despotisme et du totalitarisme. Sans la fraternité, la liberté et l’égalité finiront par mourir ou se discréditer.
On comprend donc l’enjeu qu’il y a à promouvoir la fraternité. Ce qui n’est évidement pas le cas aujourd’hui.
Par exemple déjà : dans les écoles où l’on apprendrait la coopération et l’entraide, où l’on apprendrait avec les autres, par les autres, grâce aux autres et non à côté des autres et contre les autres. Comme c’est le cas dans les écoles de nos démocraties libérales où c’est la liberté du plus fort dans un cadre de compétition précoce et féroce qui s’impose. Cette éducation à la fraternité suppose aussi des éducateurs qui sont ou tendent à devenir fraternels et cela implique un intense et persévérant travail sur soi au quotidien, sur nos obscurités, sur la part la moins civilisée de nous-même.
Parfois notre société est tentée par le nihilisme : à quoi bon ? Notre espèce n’est-elle pas à la dérive, et comme frappée d’incurables folies politiques ? Ne sommes-nous pas pris au piège de nos dispositifs socio-éducatifs déshumanisants ? Bien qu’il fût l’un des philosophes les plus préoccupés par la menace technique, Hans Jonas lui-même a toujours pensé qu’on ne devait jamais renoncer devant l’ampleur de la tâche. Il a entrevu « l’obligation de ne pas céder au fatalisme », la « nécessité de ne pas céder à la résignation ». Ce devoir envers les générations futures est aussi un devoir de fidélité envers tous ceux qui nous ont précédés et ont contribué à édifier le monde dans lequel nous vivons, nous confiant la tâche de poursuivre notre obstination raisonnable à faire valoir la dignité et la fraternité par le bon sens ontologique.
Oui la dignité pour nous-mêmes et nos familles. La dignité pour le voisin et la voisine. La dignité pour les inconnus et les passants. La dignité pour les adversaires et les ennemis. La dignité pour chacune et chacun. La dignité pour toutes et tous! La dignité pour l’humanité et le monde, par la fraternité et le bon sens ontologique. Voilà ce qui nous appelle, si nous voulons rester humains et dans un monde grand de sa richesse d’idées. Un monde tel que le conçoit Martin Heidegger, un monde où ce qui est est grand commence toujours grand et c’est même son commencement qui est le plus grand. Pour saisir le problème du monde, il apparaît nécessaire de comprendre la structure fondamentale du Dasein. Que la problématique du monde soit intimement liée à celle de l’Être, c’est ce qui se manifeste clairement dans la définition que donne Heidegger du Dasein, au troisième chapitre de Sein und Zeit, comme “être-dans-le-monde”. “Être-dans-le-monde” signifie au fond être ouvert à l’Être, se trouver placé dans l’éclaircie de l’Être. Une éclaircie dont nous avons plus que jamais besoin aujourd’hui pour poursuivre l’obstination à faire valoir la dignité et la fraternité par le bon sens ontologique.
Docteur Pascal ROY
Juriste, Philosophe et Diplômé de Sciences politiques
Enseignant-Chercheur des Universités
Chercheur-Associé à l’Institut Catholique de Paris
Membre-Associé à la Société Française de Philosophie
Ecrivain et Chroniqueur
www.docteurpascalroy.com