RFI : Vous vous trouvez actuellement en République dominicaine, mais vous suivez bien sûr la situation en lien avec vos équipes sur place. Que pouvez-vous nous dire de la situation en Haïti ?
Fabrice Mauriès : La situation en Haïti est très grave, peut-être la plus grave depuis plusieurs années. Même si le pays a connu plusieurs pics de crise sécuritaire depuis au moins 2018-2019, nous sommes dans une situation très difficile. À quoi assistons-nous depuis maintenant quelques jours ? À des attaques coordonnées de bandes armées, de gangsters, contre des institutions de l’État, contre des infrastructures critiques, notamment l’aéroport Toussaint Louverture à Port-au-Prince. Cela a conduit un certain nombre de compagnies aériennes à annuler leurs vols. Il y a également eu la prise du pénitencier national de Port-au-Prince, qui s’est traduite par l’évasion de, peut-être, plusieurs milliers de détenus de cette enceinte. C’est évidemment une source de préoccupation supplémentaire sur la capacité des gangs à recruter de nouveaux soldats pour mener leurs actions criminelles et délinquantes.
Le pays a connu une lente dégradation de sa situation sécuritaire, avec un grignotage progressif des gangs, puis cette brusque dégradation que vous venez de décrire. Comment en est-on arrivé là ? Qui est responsable de cette situation ?
C’est une question qui a plusieurs dimensions et il serait trop long de rentrer dans l’histoire du pays depuis plusieurs décennies. Pour répondre à cette question, il faut aller à l’essentiel. L’essentiel, c’est ce grignotage de l’État par des bandes armées. Tout simplement parce que, en Haïti, l’État est extrêmement faible. Il est extrêmement faible dans son périmètre, dans son financement, dans ses structures institutionnelles et dans ses processus institutionnels. Cette combinaison de faiblesses s’est traduite au fil du temps par un abandon de tous les processus qui permettraient à l’État de réguler la situation sécuritaire, économique, sociale, judiciaire du pays et de faire en sorte que la règle de droit s’impose à tous. Ce n’est plus le cas depuis bien longtemps. Malheureusement, les opportunités qui ont été données au pays de faire un sursaut pour rétablir la situation ont échoué. Cette difficulté à maîtriser la sécurité pour l’ensemble de la société n’est pas nouvelle mais, en effet, nous avons franchi un palier ces derniers jours.
Est-ce que le gouvernement haïtien contrôle encore le pays aujourd’hui ? On rappelle que le Premier ministre Ariel Henry se trouve toujours en dehors du pays et n’arrive pas lui-même à rentrer.
Le gouvernement d’Ariel Henry a tenté à plusieurs reprises de reprendre la situation du pays, non seulement sur le plan sécuritaire, mais également sur les plans économique, social, judiciaire. Sur le plan sécuritaire, il a notamment fait appel à une force internationale, une mission d’appui sécuritaire à la police nationale haïtienne, qui a été baptisée « Mission d’appui sécuritaire à la Police nationale haïtienne » par le Conseil de sécurité de l’ONU.
‘’L’essentiel, c’est ce grignotage de l’État par des bandes armées. Tout simplement parce que, en Haïti, l’État est extrêmement faible. Il est extrêmement faible dans son périmètre, dans son financement, dans ses structures institutionnelles et dans ses processus institutionnels.’’
Il y a d’autres aspects à la crise : une crise fiscale, une crise institutionnelle, une crise constitutionnelle, un vide politique qui s’est créé au fil du temps et dont le gouvernement d’Ariel Henry n’est pas le seul responsable. Les racines de la crise sont antérieures et pour certaines très anciennes.
Pour la France, le gouvernement d’Ariel Henry est-il encore le gouvernement légitime en Haïti ?
La question de la légitimité du gouvernement est une question politique. Je dirais que le gouvernement d’Ariel Henry est l’interlocuteur de la communauté internationale. C’est lui qui a pris des décisions pour essayer de lutter contre ces attaques coordonnées de gangsters, en particulier la décision d’établir un état d’urgence. C’est avec lui que nous coopérons pour essayer de protéger nos communautés, de protéger nos intérêts et surtout d’aider la population. La première victime de ces gangsters, ce n’est pas l’État, ce ne sont pas les institutions, mais bien la population qui fait l’objet d’exactions, de massacres, en particulier dans les quartiers populaires, en particulier à l’endroit des femmes et des jeunes femmes. C’est la raison pour laquelle nous avons apporté notre soutien à cette mission d’appui à la sécurité et nous espérons qu’elle pourra se déployer le plus rapidement possible, pour aider la Police nationale haïtienne (PNH) à renverser le rapport de force.
Quelle forme prend le soutien de la France à cette force multinationale sous l’égide du Kenya ? La France ne prévoit pas d’envoyer des hommes en Haïti ?
C’est un soutien d’abord politique et financier. Nous avons été les premiers à verser une contribution – 3 millions d’euros – au Fonds fiduciaire qui a été créée aux Nations unies. Nous avons également versé une contribution à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) pour faire en sorte que le contingent kényan puisse se former à la langue française et communiquer avec ses camarades haïtiens. Donc, il y a un soutien politique et financier, sans préjudice d’autres formes qui pourraient venir ensuite. Pourquoi avons-nous besoin de cette force ? Non pas pour faire le travail de la PNH à la place de la PNH. La PNH se bat actuellement. Elle se bat contre les gangs, très courageusement, mais nous avons absolument besoin de la mission, parce que la PNH seule n’arrivera pas à renverser le rapport de force. La PNH est à l’image de l’État haïtien : une institution faible, une institution sous-dimensionnée, une institution qui a perdu des hommes ces dernières années et une institution dont la formation n’avait pas été celle de venir se battre contre des guérilleros.
Est-ce que cette force de soutien à la Police nationale haïtienne (PNH) est suffisante face à des bandes criminelles de plus en plus organisées, qui ont un maillage très serré dans les quartiers, parfois même des complicités au sein de la PNH, à différents niveaux ?
C’est une question évidemment très légitime, et nous sommes obligés, nous aussi, de nous la poser. Mais quelle est l’alternative ? Pour l’instant, je n’en vois pas. Parce que faire en sorte de reconstruire une PNH qui soit mieux payée, mieux formée, plus intègre aussi parce qu’effectivement il y a des cas de corruption ou des cas d’infiltration. Mais ça prendra du temps et, aujourd’hui, nous n’avons pas le temps. Il y a une urgence à agir. Non pas pour venir en aide à telle personnalité ou à tel gouvernement, mais pour venir en aide à une population qui est excédée et épuisée.
Vous avez bon espoir que cette force d’appui à la PNH puisse être déployée en Haïti à court terme ?
Je n’ai pas d’informations précises à cet égard. J’observe simplement que la raison pour laquelle le Premier ministre haïtien est absent du pays aujourd’hui, c’est qu’il était au Kenya précisément pour signer un accord de coopération. Un accord qui permettrait de surmonter l’obstacle qui avait été établi par la Haute Cour de Nairobi pour le déploiement de cette force.
Les services consulaires de l’ambassade de France sont fermés au public depuis lundi. Combien de ressortissants français sont enregistrés en Haïti et quelles sont les recommandations de l’ambassade ?
L’ambassade reste totalement mobilisée et envoie quotidiennement des consignes de sécurité et de prudence. La Communauté française, c’est 1 100 personnes aujourd’hui en Haïti. La consigne que je leur adresse, c’est de rester très prudents, de limiter leurs déplacements aux déplacements vraiment strictement essentiels et de rester à l’écoute des consignes de l’ambassade qui suit en temps réel la situation et qui est au contact de toutes les autorités sécuritaires du pays.
Par RFI