[Urbanisation sauvage en Côte d’Ivoire] Une menace pour les terres agricoles
L'urbanisation sauvage en Côte d'Ivoire transforme les villages et les villes, mais menace les terres agricoles essentielles à l'autosuffisance alimentaire. Focus sur les impacts.
Bouaké, le 5 décembre 2024 (crocinfos.net) – Le développement appelle, certes une nouvelle configuration de nos cités. Mais de là, à lotir les espaces pour le plaisir de lotir avec des relents d’enrichissement rapide risque de mettre à mal la volonté des pouvoirs publics d’assurer l’autosuffisance alimentaire tant prônée par le gouvernement au profit des populations vivant sur le territoire ivoirien.
Tout jugement politique mis à part, depuis l’accession au pouvoir d’État du Président Alassane Ouattara en 2011, le développement est présent dans le quotidien des Ivoiriens. Les villages de plus de cinq cent (500) habitants ont de l’électricité à portée de main, des pompes villageoises sont disponibles, des châteaux d’eau se construisent pour permettre aux populations de vivre sainement, l’insécurité n’est plus un souci, les écoles et centres de santé se sont rapprochés d’eux, les routes se créent plus ou moins pour une meilleure connexion et un accès facile entre les peuples puis la communication à travers la téléphonie mobile et l’internet est facilitée à travers tout le pays. En somme, le minimum est là pour prétendre vivre modestement dans le pays. L’amélioration des conditions de vie des populations grâce à ces infrastructures citées plus haut permet de faire des projections. Si on a de l’électricité à gogo, de l’eau, des écoles, des dispensaires, du matériel de communication et peut-être même des routes quand on en fait la demande, pourquoi ne pas étendre notre espace, s’interroge-t-on dans nos villes et villages, pour permettre aux populations d’avoir chacun, un, deux, trois ou plusieurs ‘’chez soi’’. C’est cette idée que les chefs de villages et propriétaires terriens ont nourrie, soutenus par une frange de la population. Ainsi, d’Abidjan au fin fond du pays, toutes les contrées se sont agrandies. Pas un seul village ou une seule ville de Côte d’Ivoire est resté intact depuis la fin de la crise de 2010 et 2011. Pour la simple raison qu’on peut obtenir toutes ces infrastructures de développement en créant de nouvelles cités. C’est certainement la volonté affichée par des chefs et propriétaires terriens qui, en prétendant permettre aux populations d’avoir leurs propres habitations, sont réellement habités par des ambitions pécuniaires. Sinon, par le passé, nos villes et villages ne connaissaient pas de telles ouvertures. Sous la gouvernance de Laurent Gbagbo, l’État avait écarté l’autorité publique. Ainsi, de nombreux lotissements ont été faits de façon désordonnée, sans aucun respect des normes, rien que pour se faire de l’argent. Car, en général, après un lotissement, les responsables ou propriétaires terriens faisaient fortune. Mais, depuis 2013, comme nous explique la Direction de la Communication du ministère de la Construction, du logement et de l’urbanisme (MCLU), l’Etat, à travers les préfets de régions et de départements, s’est impliqué dans ces projets d’aménagement à travers le MCLU en milieu urbain et l’Agence foncière rurale (AFOR) créée en août 2016 pour les zones rurales.
Cette politique d’ouverture des cités, même quand elle est faite souvent dans les normes, n’épargne pas les populations paysannes qui, pour la plupart, perdent des terres cultivables. Même quand ils sont dédommagés à hauteur d’un ou de deux lots, ces paysans savent que les terrains qui leur sont remis en compensation ne sont rien à côté des champs qu’ils perdent. C’est le cas de Hyacinthe, habitant d’un campement nommé Kantèkro qui a vu ses anacardiers détruits en juin 2024 dans le village de Djigbè, situé sur l’axe Bouaké-Katiola. Le campement de Kantèkro et le village de Djigbè sont contigus. Le grand champ d’anacarde et son jardin de fruits et légumes qui lui rapportaient gros ont été détruits pour faire place à un lotissement. « Mes cousins et moi avions près d’une vingtaine d’hectares d’anacarde mais qui nous a été arrachée pour en faire un lotissement. Et j’avoue que j’ai tout perdu. Toute une vie passée à préparer mes vieux jours. Même les hectares de maraîchers qui me permettaient de m’occuper au jour le jour de ma famille ont été utilisés à cet effet. En retour, comme compensations, les propriétaires terriens nous ont promis des terrains pour les habitants de Kantèkro à la fin de l’opération mais presqu’un an après, nous continuons d’attendre », explique Hyacinthe qui affirme avoir bénéficié de la part d’un ami, d’une terre cultivable dans un campement lointain où il tente de rebâtir un champ d’anacarde. Dans l’espoir d’en bénéficier quelques années après si le ciel lui accorde la longévité. Mais Hyacinthe n’est pas seul. Noël est dans la même situation. Sur le même axe Bouaké-Katiola, se situe le gros village de Touro, dans la commune de Katiola. Ledit village, comme bien d’autres, s’est agrandi après 2011. De nombreuses opérations de lotissement ont été et continuent d’être initiées. Au point de voir des champs, seule source de revenus des paysans, disparaître du jour au lendemain. Car, si plusieurs champs d’anacarde sont menacés de disparition, d’autres ont déjà été lotis et prêts à être vendus. « A quelques petits kilomètres de Touro et Foro Foro, une opération de lotissement a été initiée en pleine brousse et est en passe de nous exproprier de nos champs d’anacarde », se désole Noël. Qui poursuit en ces termes : « Moi, j’ai perdu cinq (5) hectares d’anacarde. Les champs ont été bornés mais les pieds d’anacarde sont encore intacts et prêts à produire pour la saison en cours. Mais, nous nous demandons si les initiateurs de ce projet nous laisseront faire la récolte avant le tracé des voies qu’ils ont promis récemment d’engager ». Noël affirme également que les propriétaires terriens lui promettent cinq (5) terrains en compensation de ses cinq (5) hectares d’anacarde, même si rien n’est encore effectif.
Le problème dans ces opérations de lotissement réside dans le fait qu’on en fait sans arrêt parce qu’il y a au bout de l’argent. Il existe des villes et villages où des opérations de ce genre sont mises en œuvre. La difficulté, c’est que pendant que les premiers lots vendus sont perdus dans des broussailles, attendant indéfiniment d’être bâtis, on procède à d’autres opérations de lotissement dans la même ville ou le même village, alors que le besoin de construire ou de bâtir ne se fait pas sentir à ce moment-là.
Ouattara Abdoul Karim à Bouaké
Encadré
Les solutions d’un opérateur du secteur
Pour cet opérateur qui a requis l’anonymat pour des raisons strictement professionnelles, l’Etat devrait dorénavant trouver les moyens de freiner les lotissements anarchiques avant de favoriser les constructions en hauteur. Car, selon lui, si l’autorité ne prend pas ses responsabilités, durant quelques années, il n’existera plus de terres cultivables dans le pays.
« Je parle avec une double casquette. Celle de l’opérateur du secteur des lotissements et celle de l’agriculteur parce que je me suis lancé dans la culture maraichère depuis de longues années. Mais quand je quitte Bouaké pour me rendre chez moi à Katiola, je me rends compte qu’il n’y a plus d’espace pour cultiver. Je demande alors ce qu’il en sera dans dix ou vingt ans parce qu’à l’allure où vont les choses, ces deux grandes villes finiront par se coller. C’est-à-dire que lorsqu’on quittera Bouaké pour Katiola, l’espace qui les sépare aujourd’hui sera tout construit et habité demain. Et là, ce n’est que le cas de Bouaké et Katiola. Parce que c’est pareil ailleurs dans tout le pays. Nous arrive-t-il de nous poser la question de savoir où se fera l’agriculture ? », s’inquiète-t-il. Et l’opérateur de proposer des solutions. « L’une des solutions pour l’Etat est de ralentir ou freiner les lotissements comme il le fait actuellement pour éviter l’anarchie. Les nouvelles mesures qui ont été prises et qui vont entrer en vigueur en 2025 stipulent que n’importe qui ne peut entreprendre un lotissement. Ces mesures, du reste très rigoureuses du fait des documents et des critères, éliminent 70% des opérateurs du secteur. Il va de soi que si le nombre d’opérateurs diminue, le nombre de lotissements anarchiques diminuera. L’autre, comme je l’ai souvent dit, sera par exemple de raser les vieux quartiers comme Sokoura, Koko ou Djamourou pour en faire des immeubles de sorte à gérer l’espace. Au lieu d’occuper horizontalement l’espace, il vaut mieux l’occuper en hauteur. L’Etat, en rasant ces quartiers, prend langue avec des financiers pour la reconstruction d’immeubles. Figurez-vous si en Chine, on devait construire rien que des maisons basses, le pays, avec le nombre d’habitants qu’il possède, sortirait de ses frontières. L’Etat doit faciliter la tâche à ceux qui veulent construire en hauteur en réduisant le prix du matériel et des matériaux de construction pour encourager ces initiatives ». Les constructions en hauteur, le ministre de l’Hydraulique, de l’Assainissement et de la Salubrité, alors Directeur général de la SICOGI (actuel ANAH), avait proposé cette option en 2020, lors des ‘’Grandes Rencontres’’ de L’Expression. Au cours de cette tribune, Bouaké Fofana avait suggéré, pour mettre fin à l’engorgement de nos villes et villages, les habitations en hauteur. « Les populations ivoiriennes doivent apprendre à vivre en hauteur pour une économie de l’espace », avait préconisé l’ex-Dg de l’ancienne Société ivoirienne de construction et de gestion immobilière (SICOGI).
O.A.K
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