[Interview Côte d’Ivoire] Conflit dans le Cavally: les vérités crues de Jean Blé Guirao

[Interview Côte d’Ivoire] Conflit dans le Cavally: les vérités crues de Jean Blé Guirao

  • ‘‘En vérité, c’est l’État qui est à la base de ce problème’’
  • ‘‘Il faut une volonté politique claire en dehors de tout vuvuzela politique’’

Après plus de six mois de mutisme, Jean Blé Guirao Debadea, vice-président de l’Union nationale pour la Démocratie et le Paix en Côte d’Ivoire (Udpci) en charge des organisations professionnelles et des ONG, vice-président du Conseil régional du Cavally, ex-président du Directoire national du Gracu-Ado et de la Pms-Ado et ex-secrétaire général de la Fesci a échangé avec nous au cours d’une vidéo conférence. Avec son franc parlé qu’on lui connaît, celui que ses militants appellent ‘‘le Dougloudou national’’ a passé au peigne fin l’actualité nationale brûlante de l’heure.

Depuis quelques mois, vous avez pris du recul, alors que les lignes bougent au niveau de la scène politique ?

BGJD : Je voudrais avant tout propos, vous remercier d’avoir accepté cet exercice d’échanges avec moi. Pour revenir à votre question, je répondrai tout simplement que je suis là, bel et bien là et en place. Que ce soit au sein de mon parti, l’Udpci ou au sein du Conseil régional du Cavally, je suis là et en place.

Mais force est de reconnaître que depuis la brillante victoire du Président Ouattara en octobre 2015, avec plus de 80% au premier tour, plusieurs événements ont bousculé le pays et ses habitants.

J’ai donc décidé  de me recroqueviller sur moi-même, en me taisant pour mieux observer, et chercher à comprendre ce qui se passe et ce qui nous arrive. Le sage nous apprend que devant des situations complexes et difficiles à déchiffrer, se taire pour un temps et observer reste la seule solution logique et lucide. Le temps étant un autre nom de Dieu. J’étais encore dans cette posture d’attente lorsque, malheureusement, le 26 août 2017, il a plu à Dieu tout puissant de rappeler à lui son serviteur, le ministre Dagobert Banzio, président du Conseil régional du Cavally, mon grand-frère.

Nous sommes donc en deuil depuis cette date avec la perte de ce grand homme. Et chez nous le deuil est sacré. Après son inhumation le 14 octobre dernier à Tinhou, sur la terre de nos ancêtres, ce dimanche 05 novembre, j’ai décidé de soulever un peu la tête, car de nombreux compatriotes commençaient à ne plus comprendre mon silence prolongé et j’étais à chaque fois interpellé sur de nombreux cas ou situations.

Maintenant que vous avez observé, que ne compreniez-vous pas au lendemain de la Présidentielle d’octobre 2017 ?

BGJD : Vous avez vu comment les Ivoiriens, dans leur grande majorité, sont sortis pour faire réélire le président  Alassane Ouattara avec un score sans appel de 80% jamais égalé sous notre démocratie. Les Partis Politiques du Rhdp, les mouvements de soutien que nous conduisons avec d’autres frères…, tous, chacun à son niveau, ont joué leur rôle pour gagner cette bataille qui avait deux volets essentiels : le score et l’accalmie.

Mais, comment après un tel score et ce giga travail, on puisse retomber dans tous les soubresauts que nous connaissons ?

”L’allié d’hier est devenu gênant et vu comme quelqu’un à abattre aujourd’hui”

Quand je vois les mutineries à répétition, les différentes grèves, la situation confuse au sein du Rhdp, j’ai mal pour le président Ouattara et pour notre pays la Côte d’Ivoire. Les gens sont devenus subitement amnésiques avec des propos et des comportements bizarres, oubliant pour certains la grave crise post-électorale avec ses milliers de morts et de destructions. On a subitement oublié que nous avions fait six mois cloîtrés au sein du Golf-Hôtel qui aurait pu être une tombe commune pour tous.

Que de faire preuve d’humilité et de retenue les uns envers les autres, que non, ce sont des propos et des comportements dégoûtants. L’allié d’hier est devenu gênant et vu comme quelqu’un à abattre. On lui trouve des superlatifs désobligeants pour justifier l’injustifiable. Le visage que le Rhdp continue de présenter aux Ivoiriens n’est pas bon et n’est pas reluisant. Par exemple, on a sanctionné l’Upci et l’Udpci aux dernières élections législatives pour avoir présenté des candidats sous leurs propres bannières en dehors du Rhdp. Cette sanction aurait pu se comprise si en fin de processus, à l’Assemblée nationale, on avait un groupe parlementaire Rhdp pour rester logique avec nous même qui avions un candidat Rhdp pour lequel on a obtenu plus de 80%.

Que non, on a au sein de notre parlement, un groupe parlementaire Rdr et un autre Pdci-Rda. Mieux, des cadres de certains partis politiques de notre alliance, sont présidents de groupes parlementaires indépendants. Et cela n’émeut personne. C’est le professeur Salif N’diaye, ancien secrétaire général de l’Udpci, paix à son âme, qui aimait nous le répéter : « La politique doit rester éthique, morale et vérité ».

Les exemples sont légions. Mais ce sont, entre autres, tout cela ajouté au deuil qui nous frappe qui justifie notre cloisonnement. Ce qu’il faut retenir, c’est que nous sommes de retour, car les Ivoiriens nous regardent et nous n’avons pas le devoir de les trahir, pour nous qui avions été les précurseurs de ce Rhdp au travers du Rjdp que nous avions porté sur les fonts baptismaux.

Au sortir de la crise post-électorale, il y a eu beaucoup de dégâts et de perte en vie humaine  dans la région du Cavally. Vos proches parents ont été assassinés. Où en êtes-vous avec leurs indemnisations ?

BGJD : Ecoutez, cette question, il faudra la poser à ceux qui ont en charge ce dossier. Pour ma part, je constate que mon frère cadet Yakoui Gonhi Maurice, son épouse Guei Nina assassinés le 08 avril 2017 par des inconnus à Koadeguezon, mon village, n’ont pas encore été indemnisés alors que tous les dossiers y afférant ont été faits et déposés successivement à la Cdvr, à la Conariv et ensuite au Pncs, et pour finir tout dernièrement à la grande médiature sans résultat positif.

Je constate que ce dossier est bloqué malgré les va-et-vient de ma sœur aînée. L’indemnisation en cours n’était qu’un acte moral de reconnaissance qui ne peut pas faire revenir ceux qui nous ont quittés si brutalement. On constate que les gens qui ont en charge ce dossier jouent avec nous et s’amusent avec notre deuil. Et comme ils sont puissants et intouchables,  j’ai demandé à ma famille de rester digne et de laisser Dieu faire les choses. Nous continuons de porter notre deuil. Vous étiez à Tinhou aux obsèques du ministre Banzio Dagobert. Vous avez vu qu’il a été inhumé dans les décombres et les ruines de sa résidence détruite lors de cette crise post-électorale. Il n’a jamais eu la satisfaction morale de voir sa résidence indemnisée et Dieu l’a rappelé à lui. Son dossier n’ayant jamais connu de suite. C’est cela la triste réalité. Pour le reste, ceux qui ont en charge ce dossier pourront un jour faire un bilan global à la face de la Nation.

Comment expliquez-vous les remous actuels dans le Cavally qui font de nombreux dégâts et des pertes en vie humaine ? Certains soutiennent que c’est un confit foncier entre les Baoulés et l’Alliance des jeunes Wê pour le contrôle de la forêt classée du Goin-Débé. Partagez-vous cela ?

BGJD : Moi je suis peiné, sidéré, ahuri et gêné par ce qui se passe actuellement dans notre région et le traitement que les gens en font. Mon gêne vient du fait que je suis Rhdp et que c’est nous qui sommes au pouvoir. Revenons aux faits. Depuis la nuit des temps, les populations autochtones Wè et les communautés allogènes Akans (Baoulés ou Agni) ont toujours vécu en bonne intelligence et en bonne cohabitation dans nos villages et campements. Ces allogènes qui ont des plantations dans les forêts villageoises ont eu des enfants qui ont grandi avec nous, qui sont allés à l’école avec nous, qui ont joué au football avec  nous  sous les couleurs de nos villages depuis des années sans problème. Tout cela pour vous confirmer qu’il n’y a pas de problème Wè-Baoulés. Ce n’est pas possible et cela ne peut être vrai. Les Wè les ont accueillis les bras ouverts et ces derniers se sentent à l’aise et font leurs travaux dans les quatre départements de la région du Cavally.

Selon vous, d’où vient le problème ?

BGJD : J’en arrive. Les problèmes actuels, et vous l’aviez dit, sont partis de heurts  dans une forêt classée, celle de Goin-Debé. Le petit Larousse nous donne la définition d’une forêt classée comme un espace qui est du domaine exclusif de l’État pour ce qui nous concerne. Les différentes forêts classées, les réserves et parcs nationaux sont des propriétés de l’État de Côte d’Ivoire qui, conformément à ses engagements internationaux ou ses objectifs spécifiques en matière de recherche en assure la protection. Les chiffres officiels de la Sodefor, structure étatique, nous disent qu’il ne reste que 5% des 133 000 ha de forêt dans le Goin-Debe qui ne sont pas encore exploités.

95% de ces forêts restantes font l’objet, au vu et au su de toutes les autorités compétentes, d’une agression sauvage avec l’installation d’immenses plantations de cacao, de café et d’hévéas. Quant à la forêt classée de Sio, il ne reste que 1%. Les 99% étant occupés par de nombreuses plantations. C’est à ce niveau que se trouve le problème. Comment une forêt dite classée, donc du ressort de l’État de Côte d’Ivoire, est occupée de manière sauvage à ce point sous les yeux des autorités compétentes et des structures étatiques adéquates sans qu’il n’y ait de réaction ?

En vérité, c’est l’État qui est à la base de ce problème. Tous les agents de l’État, tout grade et tout corps confondus, affectés dans le Cavally, au bout d’un an ou deux, deviennent des propriétaires de champs de cacao, de café ou d’hévéas dans les forêts classées. C’est connu de tout le monde. Ceux qui y sont ne sont que des travailleurs dont les patrons sont tapis ailleurs. Au sortir de la crise de 2011, l’État à travers le Papc (Projet d’assistance post conflit) a fait construire une école dans une forêt classée à Blolequin. Cette école existe et fonctionne. Des instituteurs et des élèves y sont envoyés chaque année. Croyez-vous que cela soit une erreur ? Que non ! Ceux qui ont des plantations et des travailleurs dans cette forêt classée ont tout fait pour y ouvrir une école. C’est tout.

Les forêts classées où il y a des problèmes sont du ressort de l’État. Et l’État a tous les moyens pour que ces forêts restent classées. Le reste, tout le reste n’est que du saupoudrage. J’invite le gouvernement à ouvrir une enquête pour voir les vrais propriétaires de ces vastes champs et ensuite à prendre ses responsabilités au lieu de chercher d’éventuels boucs-émissaires, si vraiment on veut résoudre le problème.

Sinon les missions envoyées vont se succéder sans véritables  résultats probants. L’État en a les moyens, il faut une volonté politique claire en dehors de tout vuvuzela politique. Sinon, il n’y a pas de problème entre les Baoulé et les Wè. De plus, je refuse d’aller dans les explications comme tel est propriétaire de plusieurs hectares de cacao dans une forêt classée qu’il veut céder. C’est honteux pour nous-mêmes et notre pays.

Pensez-vous que l’alliance Rhdp doit continuer à diriger la Côte d’Ivoire en 2020, dans le cadre d’un parti unifié en désignant le meilleur candidat en son sein ou le Rdr doit-il faire la passe au Pdci-Rda, conformément à l’appel de Daoukro?

”Le visage que le Rhdp continue de présenter aux Ivoiriens n’est pas bon et n’est pas reluisant”

BGJD : Si nous voulons conserver ce pouvoir acquis de haute lutte en tant que Rhdp, il y a forcément des efforts à faire et un comportement d’humilité à adopter. Dans une famille, il n y a pas de honte à reconnaître son erreur vis-à-vis de l’autre et à lui présenter humblement  des excuses pour faire avancer la famille dans le sens de la cohésion en ayant les yeux rivés sur les objectifs communs.

Pour nous qui savons d’où nous venons, ce que nous avions traversé et l’espoir que le Rhdp  représente pour les populations ivoiriennes, il n’y a pas d’autres issues que la cohésion au sein de notre alliance politique pour tendre vers le parti unifié. Toutes autres voies seraient suicidaires pour nous tous. Quelle était la principale force du Président Félix Houphouët-Boigny dont nous réclamons l’héritage politique ? C’était l’humilité et l’écoute de l’autre. Il avait plusieurs sources de renseignements et des aînés jouaient un grand rôle dans la prise de ses décisions finales. Je souhaite que des aînés se réveillent et jouent un rôle important pour ramener le calme et la sérénité dans notre maison commune.

Les levées de boucliers, les envolées lyriques observées ces derniers temps ne sont pas pour nous arranger et nous conduire vers nos objectifs communs. En plus le Rhdp ne se résume pas uniquement au Pdci-Rda et au Rdr.

Pourquoi de tels propos ?

Juste pour vous dire qu’il faut rapidement créer les conditions pour faire revenir l’Udpci, le Mfa et l’Upci dans la gestion commune de ce pouvoir commun afin de faciliter les choses et aller allègrement vers un objectif commun. Le reste, tout le reste ne viendra qu’après une sérénité retrouvée et la mise en route de la grosse machine Rhdp avec ses démembrements que sont : la conférence des présidents du Rhdp, le Directoire du Rhdp, les différentes commissions du Rhdp, le Rjdp et l’Uf-Rhdp. Ne nous voilons pas la face. Le chemin à parcourir est encore long et demande humilité et méthodologie.

Que doit-on retenir au sortir de cet entretien?

BGJD : Je lance un appel à l’apaisement et au discernent à toutes les parties en conflit. L’État de Côte d’Ivoire qui connaît mieux la situation et l’ampleur de ses responsabilités saura prendre le taureau par les cornes et trouver des solutions durables. La vie humaine est sacrée et il faut éviter d’en rajouter.

Réalisée par Le Montagnard

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