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C R O C I N F O S

[Bouaké] Cinq détenus tués en prison, l’État face au chaos carcéral

[Bouaké] Cinq détenus tués en prison, l’État face au chaos carcéral

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Cinq morts, vingt-neuf blessés : la fouille « de routine » à la prison de Bouaké vire au carnage. Une tragédie révélatrice d’un système pénitentiaire ivoirien miné par l’insécurité, l’impunité et l’abandon institutionnel.

Abidjan, le 4 juin 2025 (crocinfos.net)---Le communiqué de Abel Nangbele Yeo, magistrat hors hiérarchie, procureur de la République près le tribunal de première instance de Bouaké, publié ce 3 juin 2025, rapporte un fait d'une gravité exceptionnelle : cinq détenus tués, vingt-neuf blessés, dont six agents pénitentiaires, à la suite d'une fouille « de routine » à la Maison pénale de Bouaké. Derrière le ton administratif et aseptisé du texte, se dessine une réalité carcérale inquiétante, marquée par une porosité flagrante entre l’intérieur et l’extérieur de la prison, et une violence structurelle qui interroge sur la responsabilité de l’État dans la gestion des établissements pénitentiaires.


Une fouille de "routine" aux allures de drame

L’opération aurait été déclenchée pour extraire des objets interdits des cellules. Jusqu’ici, rien d’anormal dans le cadre de la réglementation pénitentiaire. Sauf que le bâtiment E devient le théâtre d’un affrontement sanglant : des détenus armés de machettes, de gourdins, d’armes blanches. Faut-il rappeler qu'en vertu de l’article 40 de la Constitution ivoirienne, tout détenu demeure un être humain doté de droits, notamment celui à la vie et à l’intégrité physique ? Le recours à des tirs — qu’ils soient dits de sommation ou non — dans un espace clos et surpeuplé où les détenus sont totalement à la merci de l’autorité pénitentiaire, soulève une question de proportionnalité et de légalité dans l’usage de la force.


Comment en est-on arrivé là ?

Ce que le communiqué reconnaît sans s’y attarder est tout aussi troublant : la présence d’armes blanches, de téléphones, de drogues, de Tramadol, et même de grenades (!) dans un établissement censé être fermé et hautement sécurisé. La répétition des saisies au fil des fouilles, évoquée dans le texte, montre que la prison est loin d’être étanche à la contrebande, malgré les obligations légales de sécurité et de surveillance pesant sur l’administration pénitentiaire.

À ce stade, deux hypothèses méritent un traitement judiciaire et politique sérieux :

Soit les moyens matériels et humains alloués aux prisons sont notoirement insuffisants.
Soit il existe des complicités internes qui facilitent l’entrée d’objets interdits — ce qui, dans les deux cas, engage la responsabilité de l’État pour défaillance dans l’exécution de ses missions régaliennes.


La question des responsabilités : l’enquête suffira-t-elle ?

Le procureur affirme qu’un médecin légiste a été requis pour les constatations. Très bien. Mais qu’en est-il de l’ouverture d’une enquête indépendante sur les conditions de la mort des cinq détenus ? Le droit pénal ivoirien prévoit, dans de telles circonstances, la saisine automatique du juge d’instruction en cas d’homicides liés à des interventions de forces publiques.

De plus, le droit international, à travers notamment les Règles Mandela de l’ONU sur le traitement des prisonniers, impose aux États de garantir la sécurité, la dignité et la protection de la vie des détenus, y compris lorsqu’ils font preuve de violence. La force létale ne doit jamais être utilisée comme moyen de discipline. Or, le communiqué ne précise ni la nature exacte des blessures fatales, ni les conditions dans lesquelles les tirs ont été faits.


Une prison au bord de l’implosion

Il faut cesser de traiter les mutineries ou révoltes de détenus comme de simples événements isolés. Elles sont le symptôme d’un système carcéral à bout de souffle, où surpopulation, mauvaises conditions d’hygiène, insécurité, absence de soins, promiscuité et désespoir alimentent un climat permanent de tension. La violence de la réaction des détenus, aussi condamnable soit-elle, est également le résultat d’un environnement inhumain, que la société choisit d’ignorer tant qu’il reste confiné entre les murs.


Que faut-il attendre de l’État maintenant ?

Ce drame appelle des réformes urgentes :

Audit des dispositifs de sécurité dans les prisons
Mise en place d’un mécanisme d’enquête indépendant pour les incidents mortels en détention
Revalorisation des conditions de travail des agents pénitentiaires pour éviter les complicités passives
Et surtout, une politique carcérale tournée vers la réinsertion et non la relégation

En conclusion, la tragédie de la Maison pénale de Bouaké est moins une surprise qu’un symptôme. En droit, l’État est garant de la sécurité de toute personne sous sa garde. En ce sens, les cinq morts du 3 juin ne peuvent rester de simples chiffres dans un communiqué. Ils engagent la responsabilité morale et juridique des institutions. Le silence ou l’indifférence serait une double peine infligée aux victimes… et à notre démocratie.


Sériba Koné